Pourquoi les années 1840 ? Tout simplement parce que le premier recensement de population facilement exploitable date de 1841. Il nous aide à mieux connaître les habitants de Saint-Guénolé : la composition des familles, la répartition géographique, les professions exercées. Complété par le recensement suivant : 1846 et par d’autres sources (état civil, inventaires), il permet d’esquisser un portrait de Saint-Guénolé pendant une des périodes les plus difficiles de son histoire.
Cette décennie est marquée à partir de la fin 1845 par une crise de subsistances aux conséquences dramatiques. Les maladies qui frappent l’avoine et surtout la pomme de terre touchent de plein fouet le Pays bigouden. La misère et la faim frappent particulièrement les plus pauvres : petits cultivateurs et journaliers qui se voient souvent réduits à la mendicité. L’espérance de vie dans le Finistère est la plus faible du pays : 27 ans (moyenne nationale 32 ans).
Quels sont les événements marquants de cette décennie ?
Il n’y a pas encore de journaux locaux et les ressources archivistiques ne sont pas suffisamment parlantes pour établir une véritable chronologie des années 1840 à Saint-Guénolé : quelques faits divers nous sont restés, quelques noms, quelques grands travaux dans les communes proches…
Je n’insisterai pas sur l’actualité internationale, elle n’a probablement jamais été connue et commentée à Saint-Guénolé. L’actualité nationale, en revanche, a pu dans ses grands traits toucher la population : Révolution de 1848, élections, changement de régime politique.
1840
Février : Edouard Lenormant créé une féculerie de pommes de terre à Pont-l’Abbé
Mai : Vincent Tanneau est à nouveau nommé maire de Penmarc’h
Mai : décès de l’évêque Jean de Poulpiquet de Brescanvel , il est remplacé par Joseph Graveran (1793-1855)
Décembre : l’hiver est rigoureux dès le début du mois.
La forte crise frumentaire qui avait débuté en 1839 s’est poursuivie en 1840.
L’armée française continue la conquête de l’Algérie
De nouvelles halles sont construites rue Keréon à Pont-l’Abbé.
La première conserverie de poisson du Finistère s’implante à Concarneau.
1841
Recensement à Saint-Guénolé :
Il y a seulement 252 habitants à Saint-Guénolé, ils sont répartis en 44 foyers. Un gros tiers (86) habite Kerouil qui abrite 15 foyers. Les autres sont répartis entre Kergarien (49 habitants, 10 foyers) , Kervédal (37 habitants, 5 foyers), Kervilon (36 habitants, 7 foyers), l’Ile Fougère (24 habitants, 4 foyers), Kerameil (8 habitants, 1 foyer) et Kerbervet (6 habitants, 1 foyer), Loc’h ar Joa (6 habitants, 1 foyer).
Huit des 44 foyers (18%) se caractérisent par une extrême pauvreté : ils sont qualifiés de pauvres, d’indigents ou de mendiants. A cette époque les mendiants sont particulièrement nombreux en Bretagne : il y avait 40 000 mendiants dans le Finistère en 1830.
La population de Saint-Guénolé reste presque exclusivement agricole. Aucune trace d’activité maritime n’est signalée. Sur les 140 habitants âgés de 16 ans minimum, 129 (92%) se consacrent à l’agriculture : cultivateurs, cultivatrices, enfants de cultivateurs ou domestiques (29).
Les autres sont pour la plupart artisans : 3 maçons (père et fils), 2 tailleurs (père et fils), 1 charron et 1 meunier. Il reste Etienne Drezen, le garde champêtre, 2 mendiantes et aussi Jean Gloaguen, ancien cultivateur qui exerce un mandat d’adjoint au maire. Aucun commerçant. Pas de boulanger : le pain est encore fabriqué dans les fours de chaque village ; pas de forgeron, il faut aller chez Jean Moal au bourg de Penmarc’h. Il n’existe pas encore de bistrots. La consommation d’alcool n’atteint encore que 2,6l d’alcool pur par habitant dans le Finistère, à la fin du siècle elle aura doublé.
Bodéré, Durand et Gloaguen sont les noms les plus couramment portés (5 ou 6 familles différentes). Les noms suivants concernent au moins deux ou trois familles : Briec, Cadiou, Calvez, Lucas, Stephan, Tanneau.
Première quinzaine de janvier 1841 : l’hiver reste rigoureux
Première quinzaine de février : après deux semaines de répit l’hiver revient.
12 mai : c’est le début de l’affaire dite des « amants maudits de Plozévet », affaire qui mettra en émoi tout le Pays bigouden pendant deux ans : Anne Coroller est assassinée par son mari Yves Le Goaer dans la ferme de Trébrévan en Plozévet.
15 mai : Vincent Tanneau démissionne de son mandat de maire de Penmarc’h, Pierre Durand lui succède.
Eté : Jean-François Brousmiche visite Penmarc’h. Comme tous les voyageurs de l’époque, il est d’abord saisi par le nombre de ruines qui jalonnent le paysage:
« C’est partout de vastes édifices écroulés, des maisons à ras du sol, des murs de clôture éboulés. Les héritages, les champs sont clos avec des linteaux de portes, des manteaux, des jambages de cheminées, des pierres ayant servi au revêtement des croisées ».
Le regard de Brousmiche est intéressant car il ne se contente pas de parler des monuments, il s’intéresse aussi aux cultures :
« Partout où l’on a pu défricher la terre sur la commune de Penmarc’h elle produit d’abondantes récoltes de céréales : les froments y sont magnifiques. Sur son territoire, on voit peu d’héritages qui soient clôturés, à moins qu’ils ne se trouvent sur l’emplacement de la vieille cité, où les débris des murailles, des maisons, cernent les portions qui sont labourées. Les portions, surtout des terres rapprochées du rivage, qui n’ont que des dunes pour briser la vague dont sans elles on les verrait couvertes, sont débornées par de simples sillons, par une pierre seulement. Le nombre des parcelles est infini (…) C’est un immense mechou qui borde la plage de Penmarc’h. Les épis y ondulent au moindre souffle de l’air, et au moment de la moisson, cette vaste plaine semble comme dorée par les rayons du soleil. »
L’année 1841 en Bretagne demeure marqué par des récoltes de blé insuffisantes, mais si on en croit ce témoignage, Penmarc’h semble faire exception.
La commune de Pont-l’Abbé procède à de nombreuses démolitions : l’enceinte du château et sa tour ouest, les anciennes halles , la chapelle et le cimetière Saint-Gildas sur l’Ile Chevalier.
1842
L’année est marquée par la sécheresse.
Construction du beffroi de la tourelle d’escalier du château de Pont-l’Abbé (il sera démoli en 1967)
Guy Marrec est nommé recteur de Penmarc’h.
1843
19 mai : affaire des « amants maudits de Plozévet », Yves Le Goaër s’évade de la prison de Quimper et revient à Plozévet dans le but de se venger des personnes qui avaient déposé contre lui.
21 mai : Yves Le Goaër est capturé à Landudec.
22 juillet : Yves Le Goaër est guillotiné à Quimper.
Armand Du Châtellier charge l’architecte quimpérois Joseph Bigot de restaurer le château de Kernuz.
1844
13 novembre : le navire « Les Amis » de Pont-l’Abbé coule devant Le Croisic, faisant quatre victimes.
Accident à Pont Guern (Pont-l’Abbé) : deux ouvriers sont écrasés par des charrettes
C’est de 1844, ou peut-être même de 1843 que datent les premières oeuvres d’art représentant Saint-Guénolé. Le peintre brestois Auguste Mayer (1805-1890) vient dessiner la Tour carrée pour le compte du baron Isidore Taylor et de Charles Nodier, directeurs des fameux « Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France » dont le premier volume consacré à la Bretagne paraîtra en 1845.
Un autre artiste se rend à Saint-Guénolé en 1844 pour y dessiner la Tour carrée : il s’agit du lorientais Félix Marant-Boissauveur.
1845
29 octobre : Hervé Le Bec, tisserand de Tréguennec, venu rendre visite à son père et ses frères à Saint-Guénolé, se noie à Poulbriel, au Dalar Don. Son corps n’est retrouvé qu’une vingtaine de jours plus tard.
Commencée par un hiver très rigoureux, 1845 est une année excessivement froide et humide : cela se traduit par des récoltes très médiocres en Bretagne. Des maladies apparaissent qui concernent deux des plantes les plus cultivées en Pays bigouden : la rouille qui frappe l’avoine et surtout le mildiou qui s’attaque à la pomme de terre, or Penmarc’h est avec Loctudy la principale commune productrice de pommes de terre du Pays bigouden.
Construction de l’Ecole des garçons de Penmarc’h
L’architecte Joseph Bigot entreprend de protéger la Tour carrée par une couverture de tuiles creuses.
1846
Recensement à Saint-Guénolé :
En 1846 il y a 273 habitants à Saint-Guénolé répartis en 55 foyers. L’augmentation de la population atteint 8% en 5 ans ! C’est une des plus fortes croissances du sud du Pays Bigouden, dont la population globale s’est accrue de 5%. Seuls Loctudy et Saint-Jean font mieux.
La croissance démographique à Saint-Guénolé est surtout un phénomène migratoire.
Les nouveaux arrivants se sont installés en priorité à Kergarien, dont la population a augmenté de 31% en 5 ans, à Kervilon (13% en plus) et à Kervédal où un nouveau hameau est signalé, appelé Ty Loc’h (Kost ar Loc’h). Kerouil et l’Ile Fougère ne bénéficient pas du tout de cette émigration.
Les nouveaux habitants viennent de Penmarc’h, Plomeur , Saint-Jean et Lababan. Ce sont pour la plupart des pauvres gens (journaliers, tisserands) chassés par la misère. La crise a toujours été un facteur de mobilité.
Les métiers de l’agriculture restent ultra majoritaires (90%)
Avec les nouveaux arrivants, le nombre d’artisans a augmenté : 3 maçons, 5 tailleurs, 2 couturières, 3 tisserands, 1 meunier. François Gloaguen qui se disait charron en 1841 est désormais qualifié de menuisier. Etienne Drezen, le garde champêtre et Jean Gloaguen, l’ancien cultivateur adjoint au maire sont toujours là.
Ce recensement de 1846 ne fournit pas de renseignements sur les mendiants et indigents.
Gloaguen et Durand demeurent les patronymes les plus portés, mais Bodéré est rattrapé par Lucas, Stéphan et Calvez : ils sont tous les quatre cités 3 fois.
Les noms suivants sont encore cités deux fois : Cadiou, Tanneau rejoints par Drezen , Jégou et Le Pape.
Le printemps 1846 se caractérise par une grande sécheresse, il est suivi d’un été chaud mais très pluvieux. Les récoltes de céréales sont mauvaises et les pommes de terre sont toujours attaquées par le mildiou. Résultat : la population s’appauvrit et la mortalité augmente, c’est la dernière grande crise agricole du Pays bigouden.
L’église de Plonéour, qui s’était écroulée au début des années trente, est complètement démolie.
A Plogastel, la flèche principale de la chapelle de Saint-Germain et la tourelle sud s’écroulent.
1847
L’année est encore marquée par la crise : le mildiou sévit toujours et le prix du blé a doublé depuis 1845. 20 000 miséreux meurent en Bretagne.
22 janvier : émeute à Pont-l’Abbé contre les spéculateurs de pommes de terre et céréales à l’occasion d’un chargement de pommes de terre à destination de Plymouth. Les charretées en route pour Loctudy sont assaillies et pillées. 18 personnes sont arrêtées. La troupe, appelée à la rescousse, va devoir rester six mois sur place.
2 mai : première pierre de l’église Saint-Enéour à Plonéour. Dans les mois à venir sa haute silhouette commencera à apparaître à l’horizon de Saint-Guénolé.
17 juin : partis de Kérity, Gustave Flaubert et Maxime Du Camp passent par les champs et par les grèves de Saint-Guénolé, en direction de Plovan.
23 Décembre : reddition de l’émir Abd El-Kader au Duc d’Aumale
1848
2 janvier : Consécration de l’église Saint-Enéour
22-24 février : Paris se révolte. La Monarchie de Juillet est renversée, Louis-Philippe abdique.
25-26 février : très forte tempête
2 mars : proclamation du suffrage universel masculin
21 avril : abolition de l’impôt sur le sel. Les populations du littoral avaient pris l’habitude de cuire leurs pommes de terre directement dans l’eau de mer, ça ne sera plus la peine.
23 avril : élections à l’Assemblée constituante au suffrage universel masculin : victoire des Républicains modérés.
23 au 26 juin : Journées de Juin, insurrection ouvrière à Paris réprimée par l’armée sous le commandement du général Louis Eugène Cavaignac (5 000 ouvriers morts, 11 000 arrestations). Proclamation de l’état de siège.
Juillet, le 3 : la loi du 3 juillet 1848 stipule que les maires des communes de moins de 6000 habitants seront élus par le conseil municipal.
10 décembre : élection de Louis Napoléon Bonaparte (parti de l’ordre) comme président de la République.
Décembre : l’Algérie est rattachée à la France : création des départements français d’Algérie
En dehors du mildiou qui sévit toujours, la sécheresse compromet aussi les récoltes de céréales et de lin du Pays bigouden.
Début de la construction du chemin de halage à Pont-l’Abbé
Construction d’un quai à Loctudy destiné à recevoir des bateaux de forts tonnages.
Bernard Migeot est recteur de Penmarc’h
1849
26 mai : tremblement de terre, l’épicentre se trouve dans la région de Brest.
3 juillet : naufrage du « Marie-Françoise » de Sainte-Marine, il y a deux victimes.
13 septembre : naufrage du chasse-marée « Claire-Marie » de Nantes sur la côte de Penmarc’h.
13 octobre : naufrage de la barque « Joséphine » de Kérity sur la côte de Saint-Guénolé. Deux marins sont sauvés, mais il y a trois victimes dont le patron Auguste Eugène Marie Kerneis.
La typhoïde sévit à Penmarc’h
Le choléra fait 20 morts en pays bigouden en 1849-1850 : il touche surtout Guilvinec, Plobannalec et l’Ile-Tudy.
Guillaume Daniel de Sainte-Marine, sa femme et ses trois enfants disparaissent en mer.
A Pont-l’Abbé, sur le pont, Hyacinthe le Bléis construit une immense minoterie de 5 étages, dotée de 12 paires de meules.
Deux inventaires datés de cette décennie permettent de se faire une idée des conditions économiques des habitants de Saint-Guénolé (il s’agit d’un petit domanier : François Bodéré de l’Ile Fougère et d’un cultivateur plus aisé : Jean Calvez de Kergarien).
Les deux exploitations cultivent principalement le froment, l’orge, l’avoine et la pomme de terre, sans oublier le chanvre. Elles sont équipées de charrettes (une pour Bodéré, 2 pour Calvez), d’une charrue et de petites charrettes à bras appelés chartils (un pour Bodéré, 4 pour Calvez).
Le cheptel se compose de quatre vaches, de veaux et génisses. L’exploitation de Calvez possède aussi un porc. Bodéré a un cheval , une jument et une paire de bœufs ainsi que 4 bouvillons ; Calvez possède deux paires de bœufs, quatre bouvillons, trois chevaux, une jument et un poulain. Bodéré élève des canards (cinq) et des oies (vingt).
Jean Calvez a quant à lui la particularité de posséder quelques objets encore très rares à l’époque : trois verres et deux chaises ! La liste électorale de 1848 nous apprend qu’il paye 43,30F d’impôts à Penmarc’h, il occupe le 31ème rang des contribuables de la commune et le 3ème pour Saint-Guénolé.
Un autre inventaire, daté du 30 janvier 1849, concerne Jeanne Derrien, épouse de Maurice Gloaguen, le meunier de Meil ar Sant. Il contient une description précise de la garde-robe de la défunte : elle possédait des coiffes et serre-têtes évalués à 6 F, dix-sept chemises dont sept « mauvaises », un gilet bleu, quatre autres gilets dont deux « mauvais », deux jupons d’étoffe, deux jupons bleus, un cotillon en drap noir, deux cotillons en toile d’étoupe, un cotillon noir, quatre cotillons en toile dont un en mauvais état, quatre tabliers dont un en laine, une paire de bas, une paire de chaussons, une paire de sabots. Pour sortir elle avait le choix entre deux pourpoints piqués bleu et noir, deux pourpoints bleus et un capuchon (probablement un manteau avec capuche vu son prix : 15 F.)
Les habitants de Saint-Guénolé, qui représentent comme on l’a vu seulement 14% de la population de Penmarc’h, ne sont pas pour autant absents des listes des habitants les plus imposés. Lorsqu’on établit un ratio on est même exactement à 14% en 1841 : 16 des 115 plus gros contribuables domiciliés à Penmarc’h habitent Saint-Guénolé et 13% en 1848. Quand on parle de gros contribuables tout est relatif : aucun habitant de la commune n’atteignait les 200F d’imposition nécessaire pour participer aux élections censitaires telles qu’elles existaient jusqu’en 1847, alors qu’on en comptait 10 à Plonéour et 6 à Plomeur à la même époque.
La famille qui s’en sort le mieux dans les années 1840 est la famille Durand : en 1841 Guillaume Durand de Kergarien paye 57 F d’impôt, il est le deuxième contributeur de Saint-Guénolé derrière son fils Yves de Kervilon qui doit 74 F. En 1848, c’est Jean Durand de Kergarien, autre fils de Guillaume, qui paye le plus : 72 F. Les Durand sont les seuls gros propriétaires de Saint-Guénolé. (1)
(1) A partir de 50 F d’impôt on rentre dans la catégorie des notables, des gros propriétaires. (cf Burguière, André .- Bretons de Plozévet)